Mercredi 19 mars 2025 · 20h30
Édito
Mal vu mal dit prend des nouvelles du « cinéma muet ». De ce cinéma « pauvre », qui n’a ni la couleur, ni la parole, qui n’a que les yeux. De ce cinéma qui a pourtant su nous donner à voir et à entendre quelque chose que nous n’avions jamais vu ni entendu.
Tous les films que nous proposerons seront projetés dans le silence. Comme l’écrivait Jean Louis Schefer à son égard :
« Le cinéma, même muet, n’a jamais pu être un cinéma silencieux. C’est plus entièrement un cinéma pris dans le chuchotement (les cartons, par exemple, lus à voix basse aux enfants au cours de projections). Et par ce silence chuchoté dans les premières images, un retour de cette poussière en nous, de cette lumière, de ces corps gris ; comme si un enfant, assis en nous, tenait encore notre main. »
Une programmation proposée par Simon Gaillot et Olivier Geli.
Le Bonheur
d’Alexandre Medvedkine | 1934 | Russie | 1h04 | Muet
Ce qui nous reste du cinéma russe est sérieux. On le projette sensuel, tellurique, intellectuel, au service d’idées « fortes », mais rarement amusant, burlesque ou badin (pourtant raillerie et propagande font souvent bon ménage, à bon entendeur). Toutefois, c’est un secret de Polichinelle ; il existe un îlot où règne l’esprit drôlatique qui à lui seul rabiboche le cinéma avec le meilleur de la littérature russe (Gogol, Gontcharov, Harms). Le Bonheur, c’est ce nez au milieu de la figure qui a disparu et qu’Alexandre Medvedkine tente de rappeler à la mémoire de son peuple – une satire tendre, presque absurde et néanmoins éminemment politique, comme une grande farce rurale.
En puisant dans les observations et les récits récoltés au fil des années à bord de son ciné-train, Medvedkine parvient à faire rire de tout ce qui se décompose, se désassemble, se délite, d’un monde qui va à sa perte, se refonde à l’envers, dans un grand esprit carnavalesque. Les chevaux sont des cigognes sur les toits, les maisons ont des jambes, c’est un monde sens dessus dessous.
On nous donne à voir une petite misère, une mort à crédit qui harcèle les moujiks Khmyr et Anna. À peine leur moisson terminée, voici que tous les maudits du monde tsariste se ramènent pêle-mêle, et toujours il en accourt d’autres, de tous les coins, avec leurs mines grossières : le pope avec ses sanctifications, le fonctionnaire réclamant ses impôts et enfin le koulak, au sourire aiguisé, inscrivant dans son horrible carnet jusqu’au moindre clou dû. S’ensuit un enchaînement de péripéties qui s’écoulent comme emportées par un mouvement perpétuel, frénétique, infini, ne laissant aucun repos au pauvre Khmyr.
Pour faire du burlesque, il faut des idées, beaucoup d’idées (mais trois, en général, suffisent). Le Bonheur tient à la même formule miraculeuse que les meilleurs Keaton : un plan, une idée. Son geste le situe à la croisée du conte folklorique et du cartoon ; on y meurt la barbe levée au ciel dans un dernier souffle enfariné. C’est une drôle de nuit – à la lune tordue – dans laquelle devra se débattre Khmyr, avant de partir en suivant les conseils de sa femme et de chercher le « bonheur ». Il s’engouffrera dans un outre-monde ubuesque, fait de paysages désolés, mais dans lequel persiste un jeu de piste (insaisissable), où les tombes jouent le rôle de panneaux signalétiques. Du monde tsariste à Octobre il n’y a qu’un pas, un saut du tigre dans le temps, mais Khmyr ne se situe pas plus dans l’un que dans l’autre. « Vivre comme avant je ne peux pas, vivre comme maintenant je ne sais pas », larmoiera le moujik dans les bras de son ennemi. C’est son tragique qui est exhumé de cet entre-deux-mondes, de cet entre-deux-temps. Khmyr flotte, erre, rêve, dort, et ses tendres sanglots survivront bien à tous les rires oubliés du cinéma russe.
Informations pratiques
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La billetterie ouvre 30 minutes avant le début de chaque séance.
Nous pratiquons le prix libre (chaque personne paie ce qu’elle veut/peut/estime juste).
Nous croyons au prix libre comme possibilité pour chacun·e de vivre les expériences qui l’intéressent et de valoriser le travail accompli comme il lui paraît bienvenu. L’adhésion à l’association est nécessaire pour assister aux projections, elle est accessible à partir de 8€ et valable sur une année civile.
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