Édito

 

 

L’hantologie c’est le moment où le rêve est mort mais où ses signes, ses formes, ses symboles continuent de circuler alors qu’il ne reste que le spectacle de sa décomposition. Gloires fanées, illusions brisées, récits figés : si la puissance évocatrice du mythe moderniste hollywoodien semble aujourd’hui épuisée, sa présence spectrale est autant ancrée au sein même des récits décrits par ces films, que dans la logique de production de ces objets filmiques eux-mêmes. Dans ces œuvres, le présent est déjà saturé de passé, les figures sont piégées dans leur propre image, les boucles temporelles se répètent à l’infini, les trajectoires ne mènent nulle part. Chacun d’eux est une variation autour d’un même fantôme : celui d’un avenir hollywoodien qui n’a jamais eu lieu, idéal abandonné et trahi par la réalité d’un engrenage capitaliste absurde et autodestructeur. De la « machine à rêves » à la « machine à fantômes », ce mois de mai sera consacré à un panorama hantologique d’une mythologie hollywoodienne qui refuse de vraiment mourir.

D’après Derrida l’hantologie constitue une forme de chevauchement temporel né de l’abandon, de l’échec ou du détournement d’une idéologie. Ce qui ne parvient pas à mourir pleinement revient hanter le présent : c’est le passé inaccompli, un retour du refoulé, comme les fantômes dans Ghost Whisperer qui sollicitent Mélinda pour passer de l’autre côté. Comme dans la conception derridienne, Mélinda aide ces fantômes à achever un dessein inabouti de leur vivant ou à réclamer justice. Dans Spectres de Marx, Derrida dit que c’est pour ça que le fantôme dans Hamlet revient, et que c’est aussi pour ça, -en tant qu’idéal dévoyé par excellence-, que le spectre du communisme hante l’Europe (as it says dans la citation inaugurale du Manifeste du Parti). Le fantôme, dans cette optique, est ce qui aurait dû advenir, ce qui fut promis, esquissé, mais jamais réalisé — une incomplétude qui crée cette tension entre ce qui aurait pu être et ce qui est. Mark Fisher prolongera cette intuition en y associant l’idée de futur annulé, une « suspension du devenir historique » où il ne paraît plus possible de penser en dehors, d’imaginer des alternatives au capitalisme culturel qui vide ses sujets de sa force vive. Le présent est dès lors figé, saturé par les images d’un passé glorifié, d’un âge d’or éteint, donnant lieu à un recyclage perpétuel d’objets culturels morts qui créent des boucles temporelles infinies.

Ce régime spectral trouve une incarnation puissante dans le cinéma hollywoodien, lui-même devenu fabrique de spectres, lieu où les mythes du rêve américain sont perpétués à vide, où les corps et les récits sont exploités jusqu’à l’épuisement. Des figures comme Norma Desmond (Sunset Boulevard) ou Jane Hudson (What Ever Happened to Baby Jane?) sont emblématiques de cette logique hantologique. Anciennes gloires du cinéma, elles vivent dans la répétition cyclique de leur propre image, incapables de renoncer au soi idéalisé bâti de toutes pièces par les studios. Elles n’ont plus de présence réelle et active, c’est leur double spectral, leur reliquat médiatique qui s’agite devant nos yeux. Leur image les hante, elles deviennent les fantômes d’elles-mêmes. Ce processus de désubstantialisation des corps est également au cœur de films comme The Neon Demon ou Boogie Nights qui racontent justement l’utilitarisation des corps par le système dans les milieux de la mode et du porno. Ces films, selon des registres très différents, dépeignent des mondes peuplés de spectres et sont en ce sens purement hantologiques. Boogie Nights décrit aussi métaphoriquement des boucles temporelles créées par un idéal trahi : d’un cinéma porno porteur d’une ambition artistique, on glisse vers une industrie déshumanisée et purement lucrative. Comme Barton Fink, qui se voulait l’incarnation d’une pensée culturelle critique et engagée, avant d’être neutralisé par la logique industrielle et formatée d’Hollywood. Les protagonistes sont piégés dans des schémas cycliques. Dirk Diggler rejoue sans fin ses heures de gloire passées, incapable d’évoluer, tandis que Barton s’enlise dans une création stérile, prisonnier d’un espace spectral où le temps semble figé.

Une utopie hollywoodienne trahie qui évoque les personnages du Jour du Fléau, eux-mêmes enfermés dans un présent sans issue et figés dans l’attente d’un succès illusoire. Portés par une promesse mensongère, ce sont de futurs fantômes aux destins avortés, qui hantent un Hollywood lui-même devenu spectre, réduit à un décor en ruine. On y voit ce que Fisher appelle la « nostalgie zombifiée » : tout semble familier, mais mort. Ce système clos, qui ne produit plus que des variations de ses propres modèles, est exposé selon un autre registre dans The Player, qui enchaîne les citations et les pastiches, dépeignant un Hollywood hyperconscient et auto-référentiel ; une mise en abyme où le présent est saturé et dans l’impossibilité d’imaginer du nouveau. Cette critique culturelle s’incarne dans la réalité à travers l’un des objets le plus hantologique qui soit : le film A Star is born dont la première version de 1937, et les suivantes, décrivent inlassablement l’ascension simultanée de la chute de deux étoiles. Une hantologie substantielle, de par son contenu : un transfert spectral, et structurelle puisque le film fera l’objet de trois remakes, en 1954, 1976 et 2018. On y retrouve l’idée fisherienne de « suspension du devenir historique » où Hollywood se recycle lui-même, piégé dans une boucle qui tourne à vide, incapable de produire de nouveaux référentiels.

Élise

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