« Les hommes ne peuvent pas être seuls, et pas non plus ensemble. Ils sont très désespérés, ces films. Le sentiment intense du spectateur ne vient pas de l’identification, mais du montage et de la musique. Le happy end n’en n’est jamais un. Comme spectateur, je suis avec Douglas Sirk sur les traces du désespoir humain. La lumière chez Sirk est aussi peu naturaliste que possible. Des ombres là où il ne devrait pas y en avoir aident à rendre plausibles des sentiments qu’on aimerait bien tenir à l’écart. » Rainer Werner Fassinder
L’influence de Douglas Sirk dans le cinéma contemporain est loin de ne concerner que R.W.F. si l’on s’attarde un tant soit peu sur le cinéma de Haynes, Almodóvar ou encore Ozon. Considéré comme l’un des maîtres du mélodrame et de la mise en scène, il aura, ainsi que se plaît à le souligner RWF, réussi le pari de combiner les contraintes d’une production de studio hollywoodien et la création d’une œuvre originale et personnelle. Les couleurs flamboyantes de ses films, soulignées par le technicolor hollywoodien, ne résistent pas pour autant à l’acidité certaine de son regard sur son environnement social et à la critique qu’elle porte en creux, offerte aux yeux du plus grand nombre. « Le studio adorait le titre Tout ce que le ciel permet. Ils pensaient que cela voulait dire qu’on pouvait obtenir tout ce qu’on voulait. En fait, je voulais dire exactement l’inverse. Pour moi, le ciel a toujours été radin ». – Douglas Sirk. Le bleu du ciel de Douglas Sirk est ainsi toujours près de se déchirer. Et celui de Tout ce que le ciel permet aura donné naissance à deux remakes.
Si les théoriciens du cinéma (Jean Loup Bourget, Françoise Zamour…) s’arment de prudence pour définir le mélodrame ou le mode mélodramatique, quelques repères affleurent : simplicité narrative, récurrence de motifs avec un personnage principal, souvent victime, soumis aux aléas de catastrophes ou d’événements providentiels, goût avéré pour l’excès et la démesure comme ressorts du pathétique. Couleurs éclatantes et irréelles, décors fastueux, violons lancinants et histoires d’une simplicité inouïe frôlant la naïveté marquent l’oeuvre de Douglas Sirk souvent décrite par les termes de « Mélodrames flamboyants ». Mais les méthodes de séduction d’un public aussi bourgeois que populaire se placent dans son cinéma au service d’une critique sociale et politique. Dans Tout ce que le ciel permet, Douglas Sirk s’attaque à la dénonciation d’une bourgeoisie américaine conservatrice et individualiste. Aussi a-t-il poussé le mélo dans ses retranchements, éludant les risques d’une sentimentalité outrée et d’un kitsch réducteur. Flattant l’équivocité et l’ambivalence des symboles, il joue des couleurs et des décors : ceux là ne font qu’un avec l’état intérieur des personnages et reflètent leurs errements, leurs désirs, leurs doutes, leurs censures : le bleu du ciel trop bleu, les objets rutilants et leur éclat souligné par les miroirs, le reflet d’un visage triste d’une mère abandonnée dans une télévision offerte à l’occasion d’un noël solitaire et cotonneux…L’environnement dans lequel évoluent les personnages reflètent parfaitement les conditions sociales qui leur imposent leur façon d’être, de faire et d’aimer : « Les gens chez Sirk sont tous placés dans des pièces qui portent déjà fortement la marque de leur situation sociale » (RWF.).
Jane Wyman est une riche veuve dans une petite ville du Connecticut. La bienséance voudrait qu’elle se remarie avec un homme de son rang social. Rock Hudson est plus jeune qu’elle et taille les arbres de son jardin. Elle incarne la culture et ses excès autant qu’il est primitif et prône le retour fantasmé à la nature. Ils tombent naturellement amoureux. Leur amour est naturellement entravé par les conventions sociales auxquelles restent soumise Jane Wyman. Rock Hudson vit comme il l’entend et souhaite que Jane Wyman comprenne cette grande leçon : il n’y a qu’elle qui s’empêche de vivre ce qu’elle souhaite vivre. C’est moins le monde extérieur que ses propres barrières qui entravent leur amour. Mais le fond du problème demeure de savoir dans quelle maison ils souhaiteraient vivre si leur amour triomphe : dans la maison cossue de Jane ou le moulin retapé de Rock ? Que sont-ils chacun prêt à concéder de leurs certitudes sur la bonne vie à vivre ?
Le cinéma défini comme une pratique empathique porte comme enjeu le cœur d’un spectateur facilement malmené, l’âme sensible en recherche d’émotions fortes et des sanglots longs des violons. Le cinéma de Douglas Sirk s’adresse tout autant à l’intellect du spectateur qu’à ses émotions. Et là est le pari du réalisateur : l’émotion pleinement vécue ne saurait se dissoudre sitôt réveillée et se retrouve au contraire arrimée à un ensemble de procédés qui lui refusent sa simplicité primaire. Pris à parti, le spectateur ne peut que l’analyser à travers ses propres expériences et ses propres valeurs. A l’image d’un Sirk qui, fasciné par son pays d’adoption, n’a jamais pour autant cessé de le mettre à distance, la fascination éblouie face à ses films cède le pas à la distance critique, abîmant immanquablement sur son passage les couleurs charnues qui nous auront brûlé les yeux.
Sources : Le Mélodrame Hollywoodien, Jean Loup Bourget // Les Films libèrent la tête, Rainer Werner Fassbinder // Rainer Werner Fassbinder, L’Anarchie de l’Imagination, Entretiens et interviews choisis et présenté par Michael Töteberg // Le Mélodrame dans le cinéma contemporain : la persistance des motifs, Françoise Zamour // Le mélodrame dans le cinéma contemporain, une fabrique des peuples, Françoise Zamour
Tout ce que le ciel permet
de Douglas Sirk – 1955, États-Unis, 1h29, VOstFR
Jolie veuve avec deux grands enfants, Cary Scott mène une vie terne dans une maison cossue d’une charmante petite ville de la côte Est. Ses amis, ses enfants voudraient lui faire épouser un homme de son âge et de sa condition, mais son cœur la pousse vers le fils de son jardinier qui monte une pépinière. Il est bien plus jeune. Elle souhaite l’épouser. Les différences d’âge, de milieu social, l’égoïsme et le conformisme des enfants, l’intolérance de la bonne société pourraient avoir raison de cet amour, enfermant alors Cary dans une prison sans âme.
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