Édito

 

 

Pour clôturer la saison en beauté, le vidéoclub vous propose une sélection de films qui ont pour point commun de décrire des univers clos, où la fusion des médiums artistiques sert une esthétique immersive, cohérente et totalisante. C’est justement ce que les anciens appelaient : œuvre d’art totale (ou Gesamtkunstwerk pour les intimes [emoji vernis à ongles]). En réalité cette notion est ancrée dans le contexte romantique du XIXe siècle et correspond à un vrai projet gaucho postrévolutionnaire ayant pour but de rompre avec les tendances fascisantes des conceptions classiques de séparation et de hiérarchisation des arts (à l’instar des clivages qui parcouraient la société européenne en ce temps-là). Il s’agissait de penser l’unification des arts et le renouveau des langages plastiques comme un modèle de réconciliation sociale, une association au service de l’unité de l’art, de l’histoire et du peuple. Donc voilà c’est un peu anachronique de vouloir appliquer le concept de Gesamtkunstwerk à des films sortis fin XXe – début XXIe puisqu’il s’inscrit effectivement dans les grands récits modernistes du XIXe siècle, mais je travaille pas au CNRS donc on part là-dessus.

Ces films déploient, à différents degrés, des espaces où les éléments visuels, sonores, narratifs et performatifs ne sont plus subordonnés à la narration, mais participent simultanément d’un même élan sensible et symbolique, produisant une expérience globale. Des œuvres comme Sayat Nova (Paradjanov), La Montagne sacrée (Jodorowsky), Les Garçons sauvages (Mandico) ou L’Ange (Bokanowski) s’inscrivent dans cette logique de manière particulièrement radicale : la narration y devient secondaire, voire éclatée, pour laisser place à la traversée essentiellement visuelle et sensorielle d’une succession de tableaux oniriques, sacrés, mystiques. L’intérêt de cette approche repose notamment sur la mobilisation de savoir-faire multiples — plasticien.nes, costumier.ières, décorateur.ices, maquilleur.euses, technicien.nes, chorégraphes, etc. — dont le travail, souvent annexé à une fonction illustrative au service d’un récit, est ici pleinement intégré à l’écriture du projet. Cette revalorisation permet l’émergence d’une esthétique aboutie et d’un langage artistique singulier : l’invention d’un cosmos à part entière, et c’est magnifaïk ma chérie.

Des films comme Brazil (Gilliam), La cité des enfants perdus (Jeunet et Caro) ou Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (Greenaway) accordent certes une place plus marquée à la narration classique, mais celles-ci ne dominent jamais totalement la mise en scène. Au contraire, les choix esthétiques ne se contentent pas non plus d’illustrer le récit : ils en deviennent la matrice, la condition d’existence même de cet univers fictionnel. Les esthétiques déployés ici –baroque, grotesque, fantastique, dystopique, ect.- ont une fonction expressive en elles-mêmes et agissent comme un langage parallèle, souvent autonome, qui influe sur le ton, le rythme et la perception du/de la spectateur.ice. Dans Le Decameron de Pasolini, cette tension entre narration et composition plastique est encore plus marquée : les récits issus de la tradition littéraire sont mis en scène dans des tableaux vivants, où la frontalité des poses, la lumière, le grain de la pellicule, la stylisation des gestes évoquent la peinture religieuse et populaire italienne. Ainsi, ces films, même lorsqu’ils conservent une trame narrative identifiable, révèlent un désir de désarticuler le cinéma linéaire, d’y injecter d’autres régimes de perception, d’autres formes de présence, faisant émerger un cinéma choral et collectif, où chaque discipline convoquée devient un fragment actif de l’œuvre.

Néanmoins, dans le projet de l’art total, si la volonté d’union des arts et de la vie passe par la conception de l’œuvre comme un objet collectif, c’est autant du point de vue de la synthèse des médiums artistiques que de celui de la place du/de la spectateur.ices ; censé.es s’unir dans un état de sidération esthétique avancée sous les effets de la réception de l’œuvre en question (ptdr les utopies romantiques). Il n’en reste pas moins que toustesx confortablement installé dans notre home-cinéma dernier cri en train de regarder les films de la sélection de DVD mensuel du vidéoclub, nous demeurons dans un état de relative passivité par rapport à ce que suggérerait en théorie une œuvre d’art de la totalité. On pourrait avancer que nous, public, sommes transcendentalement unies face au déploiement de tant de bôté et d’inventivité dans un syndrome de Stendhal collectif, mais le véritable Gesamtkunstwerk, s’il en est, demande au public d’être matériellement investi dans sa réalisation. C’est pourquoi, si on me demande, je dirais que les seuls et véritables aboutissements du Gesam c’est le Carnaval de la Plaine et le festival d’Aurillac.

Élise

La sélection DVD de juin 2025



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