«On est comme des saumons à nager contre marées et courants. »
Plongée dans les arcanes des Institutions européennes pour suivre le combat d’un homme contre vents et marées : voilà le pari de Loïc Jourdain avec Des Lois et des hommes qui vous sera présenté, en sa présence, lors du prochain rendez-vous des Primeurs du Blog Documentaire, fidèle à sa volonté de faire découvrir des objets documentaires, remarquables pour leurs thématiques ou leurs enjeux esthétiques et sensibles.
Dans le cadre de ce rendez-vous nous aurons soumis à votre regard Comme des lions de Françoise Davisse, In Limbo d’Antoine Viviani ou encore Zona Franca de Georgi Lazarevski. Ce programme bénéficie du soutien d’ARTE Actions Culturelles.


« Ce qui frappe dans Des lois et des hommes, c’est la limpidité des enjeux. Ceux d’hommes pris dans une logique implacable qui les dépasse : comment ces pêcheurs isolés, sans force de lobbying, peuvent-ils contrer non pas des hommes, mais des lois qui semblent naître indépendamment de ceux qui les produisent, comme si elles acquéraient leur propre autonomie ? Pavée de bonnes intentions, l’Union Européenne souhaite « préserver » les espèces naturelles et en interdire la pêche. En faisant porter cette interdiction sur les petits pêcheurs, elle les incite à se rabattre sur d’autres espèces pour gagner leur vie. Espèces qui deviennent à leur tour menacées de disparition… L’intelligence du film de Loïc Jourdain est de montrer les continuités logiques des décisions et de pointer le fait que le mal le plus difficile à combattre ne provient pas d’authentiques salauds mais de professionnels parfois de bonne volonté… mais regardant rarement plus loin que leur bout de leur nez. Si dans Des lois et des hommes, le monde se divise en deux catégories (les industriels et les artisans), les hommes, eux, ne sont pas tous obtus : quand O’Brien rencontre des représentants de l’Union Européenne, on lui dit qu’on a besoin de lui pour faire entendre la voix des « petits ». Ce n’est pas par calcul ni par condescendance : chez ceux qui sont au cœur du système technocratique européen, il existe une forme de croyance naïve qu’un individu, aussi déterminé que soit John O’Brien, peut changer les choses. Le film décrit année après année, comme un récit, cette lutte qui a duré 8 ans : porteur d’espoir, Des lois et des hommes pose aussi un regard d’une lucidité effrayante sur le monde créé à Bruxelles et à Strasbourg. »
Nicolas Bole

Des lois et des hommes
de Loïc Jourdain – 2014, France/ Irlande, 1h46
inédit à Marseille, en présence du réalisateur

John O’Brien, petit pêcheur de l’île d’Inishbo fin en Irlande, se retrouve dépossédé de son droit de pêche traditionnelle, car pris au piège entre les mécanismes politico-économiques de son pays et les lois européennes. Avec l’aide d’un groupe d’insulaires, d’experts internationaux et d’ONG, il va mener une croisade européenne de 8 ans, qui le mènera jusqu’au Parlement à Bruxelles.
Contre vents et marées, John va tenir le cap face aux lobbies industriels et tenter de changer le système qui lui a tout enlevé.

Entretien avec Loïc Jourdain :

Pouvez-vous revenir sur la genèse du film et nous raconter votre rencontre avec John O’Brien ?

J’ai rencontré John sur le quai d’où partent les bateaux pour les îles. La productrice avec qui je travaillais à l’époque m’avait parlé de lui. Elle l’avait entendu à la radio, il s’exprimait bien, semblait déterminé à en découdre. Il n’avait pas l’étoffe d’un héros : il voulait simplement comprendre ce qui se passait et continuer à vivre comme auparavant. C’était le personnage idéal pour mon film. Nous pouvons tous nous identifier à lui.

Quel est votre attachement à cette communauté insulaire irlandaise ?

J’avais déjà réalisé deux documentaires sur l’île de Tory, qui se situe à seulement quelques kilomètres de l’île où vit John. Les gens de la région connaissaient mon travail et mon attachement aux communautés insulaires : ils avaient vu plusieurs fois mes films à la télé irlandaise, donc une confiance s’est d’emblée établie entre nous. Je n’étais pas seulement de passage, ils savaient que j’étais de leur côté. J’avais même passé plusieurs hivers sur Tory ce qui, pour les locaux, relève de l’exploit ! J’étais déjà un “insulaire” à leurs yeux.

Pressentiez-vous le tournant politique que cette histoire allait prendre ?

Je n’avais aucune idée précise de la tournure que les choses allaient prendre – c’est d’ailleurs chose quasi impossible avec les politiciens ou les experts. De plus, l’Irlande entrait dans une grave crise économique : nous naviguions dans un brouillard total. John et moi nous sommes alors rapprochés et j’ai doucement commencé à tisser ma toile autour de lui. Je voulais le précéder sur tout, connaître ses interlocuteurs présents et futurs, travailler avec eux afin de pouvoir être au bon endroit au moment voulu. C’est ainsi que j’ai opéré : tout le monde devait jouer le jeu.

Quel effet cela fait-il de suivre le combat d’un homme de si près et pendant si longtemps sans savoir quelle en sera l’issue ?

John et moi sommes voisins. Vivre près de ses personnages modifie le rapport au temps dans le processus de fabrication du film. Nous allons au même pub, parlons des problèmes locaux, rigolons beaucoup… Ça ne se voit pas dans le film, mais les gens du Donegal sont très drôles ! Je n’ai pas réussi à capturer leur humour, j’en suis désolé, ce sera pour un autre film. Et puis j’ai dû réaliser en parallèle d’autres projets plus alimentaires, je ne pouvais pas me consacrer uniquement à ce film, donc le temps passait, mais ça importait peu. 8 ans c’est long, mais c’est peu dans la vie d’un homme ! Et puis les « belles » choses prennent du temps… D’ailleurs, dans le Donegal, les gens prennent leur temps : ils sont comme hors du monde.

Vous arrivez à nous faire pénétrer dans les rouages de la machine législative européenne à travers le regard d’un homme qui tente de ne pas se laisser engloutir par celle-ci. Quel rôle pensez-vous que le caméra a joué dans la pugnacité de John – d’autant que c’est un homme discret, pudique – pour oser affronter les technocrates de Bruxelles ?

Je montre seulement ce que John découvre au Parlement, comme tout citoyen lambda qui se rend dans ces lieux. Faire bouger les choses là-bas demande de la patience mais tout est possible. Tout est ouvert au public contrairement à ce que l’on pourrait croire : c’est l’endroit le plus démocratique je connaisse. Les politiciens et les médias nous le décrivent comme une tour d’ivoire impénétrable et incompréhensible, mais la réalité est tout autre : rien n’est secret, il n’y a pas de conspiration et si vous ne comprenez pas, vous demandez conseil autour de vous et les gens vous aident. Certaines personnes qui travaillent au Parlement sont même tout à fait demandeuses de travailler avec les citoyens. Toutes celles et ceux qui le souhaitent peuvent participer aux débats, écouter, partager, intervenir – être des citoyens actifs en somme –, mais peu de gens le savent. Il faut s’ouvrir, être curieux de ce qui se passe autour de soi et se rendre disponible pour comprendre les enjeux sociétaux de notre époque. Quant à la relation de John à la caméra, il ne s’est jamais servi d’elle. Il souhaitait avant tout rester indépendant, tant financièrement que vis-à-vis des politiques, ou de quelque influence que ce soit, pour préserver son intégrité. Il voulait avant tout apprendre, conseiller les autres, partager sa vision. De mon coté, comme je l’expliquais plus haut, je travaillais avec les personnes de son entourage pour savoir où être au bon moment pour filmer. Mon rôle n’était pas d’interférer avec la réalité : je me souciais seulement de m’assurer qu’une caméra soit là à toutes les réunions, tous les évènements importants. Après, qu’on le veuille ou non, une caméra a toujours une incidence sur la réalité qu’on filme. Je pense d’ailleurs qu’elle a davantage influencé les personnes gravitant autour de John que John lui même. Il a cette force de caractère, cette volonté et en même temps cette humilité intérieure naturelle qui le protègent de tout, comme un bouclier naturel. C’est fascinant. Je pense aussi que c’est pour cela qu’il était tant apprécié à Bruxelles et au sein du gouvernement irlandais. Il n’avait nullement besoin de la caméra pour faire son chemin et j’essayais de l’encombrer le moins possible.
Comment s’est déroulé le montage, en particulier dans cette difficulté à restituer ces micro et macro échelles – la petile île d’Inishboffin et la parlement européen à Bruxelles – ainsi que cette aventure au long court ?

Il faut trouver le rythme, faire le choix des séquences parmi un matériel qu’on imagine colossal après vos 8 années de tournage… Nous avions près de 500 heures d’images et il nous a fallu pas moins de 6 mois pour capturer, ranger, transcrire, traduire et organiser toute cette matière. Trois assistantes monteuses et plusieurs stagiaires sont venus nous aider en renfort. La traduction du gaélique en anglais est peut-être ce qui nous a pris le plus de temps car c’est une langue orale complexe : seuls les locaux peuvent comprendre et restituer le sens de ce que John dit. Pour la post-production, nous n’avons pas eu assez de budget pour payer la totalité donc, en un sens, nous étions plus libres car nous n’avions pas de contraintes de temps. France 5 nous a demandé une version télé plus tôt que prévu alors que nous étions à mi-chemin du montage de la version cinéma. Nous avons donc dû scinder l’équipe en deux : je suis allé à Paris monter la version télé tandis que Mirjam Strugalla a continué le montage de la version cinéma en Irlande – tout en supervisant le montage de la version télé par skype et en se déplaçant quelquefois à Paris. Nous avons travaillé sur une version de 5 heures, puis de 3, et enfin de 2 heures. Le plus long et le plus complexe fut la mise en place de l’écriture de la voix off de John. Nous devions écrire en anglais mais aussi directement en gaélique (et le gaélique prend 25% de temps en plus que l’anglais), tout en montant les versions longue et courte. Nous travaillions donc sur 4 montages différents simultanément, avec deux acteurs/traducteurs « locaux » pour restituer le ton, le style, l’humilité
et la sincérité de John. Il fallait que la voix soit celle de John : la voix off du film est le personnage principal de ce récit.

Entendre du gaélique au cinéma est rare ! Que pensez-vous de la place des régionalismes au sein de l’Europe?

C’est important que le film soit en gaélique car c’est une langue qui ne s’exporte pas, ou mal. Il n’existe pas de film pour un large public dans cette langue. Il y a comme une gêne, une peur, ou un complexe à la partager face à l’anglais qui domine. Pendant les 700 ans d’occupation anglaise, les Irlandais ont appris à ignorer puis à cacher leur langue, puisqu’elle était interdite. Je pense donc que ça leur est difficile d’en être fiers à grande échelle. Le gaélique est la première langue dans laquelle John s’exprime. Je devais donc aussi respecter cela pour lui, pour les siens et pour son pays. Il est temps que l’Europe et le monde montrent plus de respect pour les langues et
les cultures de chacun, et ce film en est la démonstration. La culture des Irlandais, leur façon de penser, de voir les choses, de s’exprimer sont bien différentes des nôtres. Les régions du pays ont chacune une forte identité. Si vous allez à l’ouest, vous pénétrez dans un autre monde, tandis que l’est ressemble plus à l’Angleterre ou au reste de l’Europe. Le gaélique est différent du nord au sud, ils ne se comprennent pas entre eux, c’est très drôle. Il faut les prendre en considération et respecter les différences de chacun. C’est un film régionaliste en quelque sorte, mais tout autant européen et mondialiste, qui respecte la différence et l’authenticité de chacun.

La sévérité de votre regard sur le durcissement des lois réglementant la pêche au profit des gros navires industriels, est sans appel. Pensez-vous que votre film peut aider à la reconnaissance des droits des petits pêcheurs, en Europe et au-delà, et de ceux d’autres communautés aux identités fragiles de manière plus générale ?

Le film ne critique pas et ce n’était d’ailleurs pas mon but. Il montre la réalité et ses absurdités, les « jeux » et enjeux entre les États européens – forts – et Bruxelles, tout en ouvrant de nouvelles perspectives et en offrant de nouvelles clés de compréhensions, de nouveaux espoirs pour les citoyens. Bruxelles n’est pas une machine « folle » contrôlée par des fonctionnaires. Depuis le Traité de Lisbonne, nos parlementaires ont le pouvoir de dire non, de faire réviser ou de contourner les propositions des fonctionnaires de la commission. Nous devons davantage travailler avec eux. Ce sont d’ailleurs des citoyens de terrain pour la plupart. Certes, ce sont les grosses entreprises et les lobbys qui pèsent le plus dans les négociations, mais les petits sont aussi représentés et écoutés : il faut simplement les encourager et les aider en donnant de notre temps, en s’investissant davantage. On peut tout changer là-bas. Ça demande du temps, de l’argent et de l’énergie mais l’enjeu en vaut la chandelle, et notre avenir à tous en
dépend. L’Europe faite et guidée par nous, les citoyens, voilà ce que nous devons mettre en place pour nos enfants.

Votre film se termine sur une note d’espoir, tout en laissant craindre de nouvelles lois restrictives. Où en est la situation aujourd’hui ? Pensez-vous que ce temps dont vous avez été témoin, où les insulaires pratiquaient la pêche artisanale avec insouciance, est un temps révolu ?

Votre question pointe du doigt un problème majeur présent au sein de la société irlandaise. En effet, les citoyens ont vécu près de 700 ans sous occupation anglaise sans apprendre à se révolter, à dire non, à s’organiser. Encore aujourd’hui, il leur faut beaucoup de temps pour mettre en place une opposition ou un dialogue. Quant aux insulaires, ce sont des gens d’un autre temps : ils sont humbles, généreux et, chose rare, ils font confiance aux autres. Alors oui, il y aura encore des batailles à gagner, des conflits et probablement encore des victimes du monde moderne dans ces régions périphériques. Les communautés insulaires, de par leur isolement, resteront fragiles et auront toujours du mal à s’adapter. Mais c’est aussi ce qui les protège et les rend si fascinantes…

 

Loïc Jourdain est diplômé en 1994 du Conservatoire National du Cinéma Français. Après avoir débuté sa carrière comme assistant réalisateur et assistant de production, ses premiers documentaires sont produits par MK2. En 2000, Loïc se rend en Irlande pour tourner ses documentaires Tory Island après La prophétie (2005) et Man of the Isle (2006). Son attachement au pays est tel qu’il y crée sa société de production Lugh films. Aujourd’hui, il partage sa vie entre la France et l’Irlande.

 

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